- Tu crois qu’on aura toujours des trucs à se dire ?
- Pourquoi tu me demandes ça ?
- Parce que dans la voiture, tu n’as presque rien dit. Pendant un long moment en tout cas. Heureusement qu’il y avait la route, le paysage… Et le bruit du moteur, enfin, heureusement qu’il y avait cette ambiance de voiture, parce que sinon, le silence, ça aurait été pesant.
- Je m’en souviens même pas. C’était quand ça ?
- Comment ça “ C’était quand ? ”, peu importe, c’est juste pour dire qu’on se connaît pas depuis si longtemps, comparativement aux choses qu’on a à se dire dans une voiture. On a déjà de longs moments de silence.
- Le silence c’est pas grave. C’est pas ça qui est grave. On peut très bien laisser le silence, nous laisser nous dans le silence et attendre le bon moment pour se dire des choses.
- Bah tu vois moi, c’est pile à ce moment-là que j’ai eu envie de le rompre, le silence. Là pile à ce moment-là, j’ai eu envie de te dire quelque chose.
- Me dire quoi ?
- Je me souviens juste que j'ai eu envie d’arrêter qu’on se dise rien, je me souviens que le bruit du moteur et la vue du paysage m’encombraient parce que cette chose prenait toute la place.
- Qu’est ce qui prenait toute la place, cette chose ou le son et l’image ?
- Cette chose.
- …
- Tu vois tu continues…
- À ?
- À te taire.
- C’est ça que je suis en train de faire ?
- C’est exactement ce que tu es en train de faire.
- J’essaie de laisser la place pour cette chose. J’essaie de te laisser le temps de la dire… C’était quoi, tu t’en souviens ?
- C’était un truc avec isabelle Huppert. Je l’ai vue sur la couverture d’un magazine dans la station service, et ensuite j’ai rêvée d’elle dans la voiture. Elle avait une fille de sept ans, et je me disais qu’elle était beaucoup trop vieille pour avoir une fille si jeune. La petite fille venait s’assoir à ma table, au Zeyer, tu vois ce restau ? Et on discutait. Elle me disait qu’elle allait jouer dans un film qui s’appelait Les yeux bleus.
- Comme moi.
- Les yeux bleus comme toi ?
- Oui. C’était de ça dont tu voulais me parler, de mes yeux ?
- Non, je parlais du film là. Arrête de tout ramener à toi. Du film dans mon rêve. Je sais pas pourquoi le film s’appelait Les yeux bleus. Je sais même pas de quelle couleur sont ses yeux, à Isabelle.
- Pas bleus.
- J’en sais rien. Mais c’est pas de ça dont je voulais te parler. Dans les films les couples ont des vraies discutions profondes, sur l’autoroute.
- Sur l’ autoroute en particulier ? C’était pas l’autoroute en plus.
- Non, mais tu vois.
- C’était pas une autoroute c’était une départementale, dans une ville… On était à Genève, ou pas loin, on traversait la ville, et tu ne disais rien parce que tu regardais par la fenêtre, tu as même regardé cet espèce de geyser énorme, c’était à Genève. Il est là ce geyser. Tu n’avais aucune envie de me parler.
- Mais comment tu sais que je parle de ce moment, je parlais pas de ce moment.
- Je suis persuadé que c’est quand on est passé devant cet énorme jet d’eau à Genève, que tu t’es souvenu de ce rêve.
- Ahhhh, parce que c’est un truc un peu sexuel, le geyser, donc le rêve, donc la psychanalyse ?
- Oui.
- Ahhh…
- C’est sur que c’est ça en plus.
- Tu connais les femmes.
- Je te connais.
- Si tu me connais tu connais pas les femmes. C’était quoi cette phrases déjà ? Sur les hommes qui veulent connaître toutes les femmes à travers une seule, et les femmes un homme travers tous ? Ou l’inverse, plutôt.
- Aucune idée. Ça a l’air vachement bien en tout cas, comme citation.
- Je sais plus ce que c’était. C’est pénible ces trous de mémoire que j’ai.
- Donc j’ai raison. Et si tes trous de mémoire sont bons, j’ai encore une fois raison, tu étais concentrée sur le paysage et tu n’avais aucune envie de me parler, tu étais sur une autoroute seule, avec ton rêve et tes yeux bleus, et cette choses dont tu as voulu me parler c’est juste une chose pour me faire parler maintenant.
- Te faire parler ?
- Oui, tu n’as aucune envie que je dorme et tu veux me maintenir éveillé.
- Comme un flic quoi.
- Exactement. Alors que je n’ai qu’une envie là, c’est de mourir.
- A cause de moi ?
- Non.
- T’as jamais envie de mourir à cause de moi ? Moi j’ai envie de mourir à cause de toi parfois.
- Mais non.
- C’est juste que de temps en temps, je mets énormément de temps à ce que le sens me provienne. Je regarde par la fenêtre, et le sens de la vue me provient, mais des jours plus tard…
- Justement on n’est pas à deux jours près. Tu veux pas qu’on voit ça demain matin, je suis sur que le sens te sera parvenu, mais dans son intégralité, là je lui fais moyennement confiance. J’ai l’impression que t’es erronée là.
- C’est con parce que c’était pas mal.
- De ?
- Mon sens là…
- Vas-y.
- C’était même pas mal du tout. Mais tu sais de quoi je parle ou pas ?
- Non.
- Je parle de cette chose que je t’ai pas dite dans la voiture…
- Isabelle Huppert, la fille, les yeux bleus.
- Ça m’est égal que tu t'en foutes. Tu passes à côté de quelque chose. Peut être que là, étourdi, avachi, avec ta mollesse et ton envie de dormir, peut être que là, tu vas passer à côté d’une chose, de mots qui t’auraient marqués à vie.
- Je suis pas en état d’être marqué par quelque chose à vie là.
- Ça aurait pu te réveiller je pense.
- Dis-moi. Dis-moi alors.
- Ce qui est fou c’est que dans cette voiture, toi aussi tu avais l’air déconcentré.
- Je dors. Bonne Nuit.
- Tu te souviens pas ? C’est fou de passer son temps dans des états d’absence comme ça. Tu passes à côté de ce que tu es en permanence. Tu vois ?
- Non.
- Tu vois pas ?
- …
- Moi je te voyais. Toi pas. Toi tu avais beau avoir tes mains sur le volant, tu avais beau faire semblant d’être concentré, tu portais le masque du conducteur en fait.
- Le masque du conducteur, c’est hyper dangereux ça. Tu peux avoir un accident avec ça.
- Je dors moi aussi.
- Bonne nuit.
- Bonne nuit.
- Tu sais ce que je disais à ma mère quand j’étais petite avant qu’elle sorte de ma chambre, quand elle m’avait dit bonne nuit ?
- Quoi.
- Je lui disais Conne Nuit. Et il fallait qu’elle répète Conne nuit. Parfois, elle entendait pas, elle disait bonne nuit, et moi je répétais CONNE nuit, et elle devait me répondre encore Conne nuit, sinon j’arrivais pas à dormir.
- CONNE nuit.
- J’avais plein d’actes conjuratoires comme ça. Par exemple, je devais toucher le nez des gens, ou bien dire un mot, qui n’avait rien à voir dans une discussion. Et tant que je l’avais pas dit, je pouvais mourir.
- C’était hyper dangereux dis moi…
- Oui très.
- Là, tu sais que tu es en train de te mettre en grand danger également.
- Parce que ?
- Parce que tu es en train de jouer avec le dernier nerf, le nerf de résistance. Tu te rends compte combien de temps j’ai conduit aujourd’hui ?
- Combien, dis-moi ?
- J’ai conduit 9 heures bout à bout.
- Comment ça « bout à bout » ?
- Mis bout à bout, sans compter les pauses…
- Ah tu as fait un calcul global en soustrayant les pauses… Tu penses à ça en fait…
- Comment ça, « je pense à ça en fait » ? … Tu veux dire pendant que toi tu rêvasses à tes Geyser, moi je fais mes petits calculs c’est ça ?
- Non, je dis pas ça. Je dis juste que c’est fou de faire ce genre de calculs.
- C’est pas un calcul compliqué, on est partis à neuf heures, on s’est arrêtés à…
- Oui, OK, je vois, je vois, j’arrive à évaluer à peu près comment tu calcules tes neuf heures… C’est juste qu’on est un peu décalés…
- N’empêche que ton truc primordial qui était sensé me sortir de ma torpeur en pleine nuit là, j’en ai pas vu la queue..
- C’est fou que tu dises ça..
- Que ?
- Que tu parles de queue…
- A cause du Geyser ?
- Oui. T’es quand même très très obsédé par ça, alors que c’est pas du tout le sujet. Enfin là, en l’occurrence.
- C’est quoi le sujet ?
- Je te parlais juste des moments de silence pendant lesquels, si ça se trouve, ont lieu des choses pas dites qui auraient pu nous faire avancer…
- Tu sais en combien de temps on a fait cinq cent bornes ?
- Neuf heurs... sans les pauses…
- On a bien avancés…
- On est bien avancé comme tu dis.
- J’ai dit, on A bien avancés. Silencieusement, mais quand même.
- Toutes ces choses qu’on aurait pus se dire, et qui sont restées coincées sur l’autoroute.
- Peut-être que les gens derrières nous se les sont dites ces choses.
- Oui, peut être que le type avec son 4X4 noir, peut-être qu’il les a dites à sa femme, et nous, ça nous est passé sous le nez.
- Et maintenant ils sont heureux, et nous pas.
- Je suis sure qu’ils ont heureux en plus.
- Avec leur 4X4.
- Pourquoi ils seraient pas heureux ?
- Si si. Je suis sur qu’ils sont heureux. On en reparle demain, tu veux ? A tête reposée ? C’est plus simple je pense. Demain matin on sera disposés à en débattre je pense.
- J’ai pas sommeil…
- Oui, je sais. Mais pourquoi tu vas pas manger un truc ?
- Je te dis pas que j’ai faim, je te dis que j’ai pas sommeil.
- Bah j’essaie de trouver une solution, si tu trouves pas le sommeil, essaie de chercher autre chose.. Un livre, un fruit…
- C’est un bon titre ça, Un livre, un fruit.
- Très.
- Pourquoi tu veux pas que je te fasse la discussion quand tu conduis ? Tout le monde veut qu’on lui parle quand il conduit, sauf toi.
- Parce que je te laisse tranquille, je te laisse dormir ; c’est con d’ailleurs, je devrais pas te laisser dormir, c’est moi qui devrait te faire la discut’ comme ça tu aurais peut être un peu sommeil le soir…
C'est tellement beau...
Ce dialogue me fait questionner mon rapport au silence - je l'aime quand je me sens bien intérieurement, il me dérange si je ressens la moindre insécurité. Merci pour ça.
j’adore!!! merci 🙌🏼