La première fois que j’ai assisté à ma propre invisibilité, j’étais assise au standard d’une galerie d’art contemporain. La fille de l’accueil. Un gros collectionneur - physiquement, symboliquement - était entré dans l’espace d’exposition avec un ami. Ils s’étaient pointés tous les deux devant un tableau et avaient discuté de ce qu’ils voyaient sans accuser réception de ma présence. Jusque là rien d’anormal. Mais au bout de quelques minutes, ils se sont mis à élaborer ensemble, un plan maléfique pour acquérir discrètement l’œuvre dans le dos de l’homme qui était alors mon patron. J’étais pour eux, en terme de danger d’être surpris, l’équivalent d’un bébé dans sa poussette ou d’un animal domestique. Je me suis donc naturellement rendue complice de leur piège, et suis restée la statue sourde que je devais être. J’avais intégré mon rôle de femme mutique, et je n’ai rien dit à mon patron. Ce rôle, je l’ai longtemps tenu dans ma vie : une présence peu préoccupante. Je me souviens de ces deux collectionneurs comme je me souviens du mari d’une amie avec qui j’avais pourtant diné peu de temps auparavant, assis littéralement à côté de moi dans un café, raconter à son ami qu’il avait besoin d’air, et qu’il “ n’avait jamais demandé à avoir un enfant, lui “ ; je me souviens encore, d’un soir, alors que nous n’étions que trois dans un bus, de deux hommes parlant de la façon dont ils avaient “ ramenés “ une américaine chez l’un d’eux, me jetant des regards entendus, de la sensation d’être figée sur mon siège, aussi incapable de me lever qu’au théâtre pour ne pas vexer les acteurs dans une salle trop vide. Chaque fois, m’est venue cette question, dans le chaos de mon intimité : Où se situe mon existence, à quel endroit ? Dans aucune de ces “ scènes “, il n’y eu d’attaque, rien de tangible à raconter si ce n’est la vie telle qu’elle se déroule en dehors de soi, le témoignage anecdotique et hasardeux d’autres vies que la mienne. Petit à petit, j’ai fait de ma propre discrétion, un poste de surveillance, que j’ai peu à peu transformé en bureau pour écrire, en atelier pour performer.
Je me souviens avoir déposé un petit cadre acheté dix euros sur un marché, dans l’installation d’un grand musée d’art contemporain, parce que je savais que le gardien ne me verrait pas. Et avoir appris, quelques années plus tard, que l’artiste l’avait gardé dans son œuvre, tout en continuant de l’exposer dans les musées du monde entier. Ça a été pour moi, un début de symptôme d’existence officielle quelque part. Dans White, Bret Easton Ellis raconte qu’à l’occasion d’un article sur les nouveaux lieux chics de Los Angeles, il avait volontairement sélectionné les endroits les plus tristes et dévastés possibles pour se venger d’une journaliste odieuse, que ces lieux étaient devenus en une semaine, les plus courus de la ville. Je me souviens d’un groupe de jeunes artistes qui avaient fait croire en une trouvaille archéologique bouleversante, ils avaient même fait la une de Paris-Match, alors qu’il s’agissait de vielles pierres et d’objets sans valeur ramassés sur une plage du sud de la France.
Ça donne de l’espoir : il y a des choses abandonnées et invisibles susceptibles de surgir de nulle part. On peut se les faire résonner à soi même, alors qu’elles n’étaient pas sensées exister dans nos vies. Faire résonner le hasard dans l’autre sens, le solliciter pour le faire entrer dans des endroits laissés sans surveillance. Je me souviens d’un jour où j’ai décidé par exemple de m‘inscrire sur une application de rencontre. D’avoir d’abord été saisie par la laideur des profils qui se présentaient à moi, un peu effrayée de devoir me retrouver dans une soudaine intimité avec ces garçons que mon existence ne m’aurait jamais suggéré. Mais peu à peu, c’est justement cette impossibilité qui m’avait séduite. Celle de rendre visible des évènements et des êtres qu’aucune coïncidence n’aurait mis sur mon chemin. J’ai pris mon premier rendez-vous avec ce type de hasard là un samedi soir, dans un bar du quinzième arrondissement. Comme je le fais aujourd’hui avec le Bon coin, j’ai donné rendez-vous à cet inconnu rue de la Convention, en lui racontant que c’était à mi-chemin entre nos deux adresses, alors que je vivais en réalité à cent mètres de là. C’était un grand jeune homme un peu plus jeune que moi, qui avait ouvert son garage à Suresnes l’année précédente. À trente ans, il était gérant de son entreprise d’entretien et de réparation de véhicules automobiles légers. Je n’avais jamais entendu un homme me parler en tête à tête d’une telle activité. Habituellement, mes garçons étaient graphistes ou photographes, ils parlaient la même langue que moi, et mon sentiment d’être en sécurité face à eux dépendait de leur aptitude à me distribuer les codes de langage auxquels j’avais été accoutumée jusque là, sans jamais avoir à les questionner. C’est ce qui me faisait accepter de les suivre dans le confort du prévisible, c’est ce qui me faisait me plier à la suite des événements. Au cours de cette année-là, j’ai vécu quelques semaines avec un travailleur social, aimé un gardien de nuit, un employé logistique chez JC Decaux, un producteur de Calvados. J’ai découvert chaque fois, que l’intimité ne pouvait être qu’un lieu de suspension du jugement. Je sais bien que d’autres que moi, si elles étaient tombées amoureuses de l’un de ces hommes, se seraient poser la question des « présentations ». Mais ce que j’ai découvert à cette période, c’est la façon dont je me présentais à moi-même, lors de chacune de ces rencontres. Et c’est peut-être ce à quoi doit tendre l’écriture, cette impression que provoque l’acte sexuel, lorsqu’il n’est pas vécu dans la limite de notre environnement. Cette stupeur face à l’étrangeté, une suspension de l’ordre moral. J’ai décidé d’être aussi active que les hommes qui avaient cette application à l’époque et qui de leur côté, ne parlaient jamais des femmes qu’ils rencontraient, espérant pour la plupart, “ tomber sur une femme par hasard ”.